L'ALBINOS FANTÔME


Les cigales, épuisées par la chaleur, ne fonctionnaient que par à-coups.




Le micocoulier bicentenaire projetait son ombre, courte à cette heure ci, sur la murette qui délimitait la petite place catalane. Là, immobile, pratiquement invisible, profitant de cette tache de fraîcheur relative, le jeune Llorens attendait ;il savait que lorsque la petite brique rouge, à sa gauche, s’éclairerait, happée par le soleil, le  père Cases, sieste finie, ouvrirait la grille du café . Il avait bien une montre, ronde avec des chiffres romains, offerte par son parrain à l’occasion de la communion, mais il ne pouvait la « sortir » que le dimanche ; alors, en semaine, le soleil lui donnait l’heure.

Brusquement, un grattement furtif, à peine audible, attira son attention : corps immobile, regard en coin, il surveillait l’intrus. C’était double queue, le lézard propriétaire de ce tronçon de murette. Bouche entrouverte, bien campé sur ses pattes, double queue le regardait avec insolence, à la limite du défi. Courage ou inconscience ? Le lézard jouait là un jeu dangereux, car Llorens était un vrai chasseur ; il allait le prouver. Avec une lenteur rendant imperceptible le mouvement, la tête du gamin pivotait. Tout à coup, ses lèvres qui s’étaient allongées en cul de poule, lâchèrent un puissant jet de salive, atteignant avec violence la tête de double queue. La bête, aveuglée, sans réaction, devint une proie facile pour Llorens qui le saisit à pleine main, le portant ensuite à hauteur de son visage. L’enfant paraissait déçu par cette victoire trop rapide. Il promenait un index amical sur le ventre de l’animal qui, soit par inquiétude, soit par plaisir, fermait les yeux.

« Ce lézard est bête ; c’est la troisième fois que je le capture ainsi. »

Le vainqueur déposa le petit animal sur la pierre. Double queue secoua la tête, cligna des yeux, mais ne partit point.

« Ce lézard a deviné que je ne lui voulais aucun mal ; en restant, il me témoigne sa confiance, son amitié . »

Llorens respira profondément, les yeux dans le vague ; il se sentait heureux.

Le café « Can Jeppe » était le pôle d’attraction du village. Culture, politique locale et nationale, chasse, sport en général, tout s’y discutait. Autour d’une table en marbre, les intellectuels disséquaient, analysaient les divers sujets, écoutés par d’autres clients qui de temps en temps, opinaient du bonnet en signe d’approbation. Pour en être, il fallait se sentir profondément républicain, et, si possible, mais ce n’était pas une condition siné qua non, anticlérical.

Llorens appréciait ces moments privilégiés pendant lesquels il se sentait adulte. Il savourait le langage un peu précieux de l’instituteur, l’humour acide du pharmacien, et se laissait aller à l’attrait irrésistible qu’exerçait sur lui Abdon Guardiole.

Abdon, c’était à la fois la connaissance, un peu mystérieuse, car on ne lui connaissait aucun diplôme universitaire, et le merveilleux ; Llorens savait qu’il pouvait voir le temps en couleur. L’hiver, lorsque soufflait la froide tramontane, l’air devenait turquoise ; la même tramontane, l’été prenait un couleur fauve. Abdon lui avait appris que pour bien voir les choses autour de nous, il fallait fermer les yeux. Mais peut être, Abdon ne serait-il pas là cet après midi ; ce devait être dur pour lui, très respecté d’habitude, d’avoir à supporter les regards ironiques et les quolibets des clients du café. Llorens repensait avec angoisse à l’affaire qui secouait le village depuis quelques jours. Guardiole, lors d’une promenade de chasse, fusil cassé sur l’épaule, prétendait avoir aperçu un lièvre blanc qui s’était littéralement volatilisé à l’approche de la rivière. Lièvre blanc, difficile à croire, mais lièvre qui nage, la ficelle était un peu grosse. Llorens se disait que son ami et maître ne pouvait mentir, tout en espérant secrètement qu’il n’avait pas, à ce moment là, fermé les yeux pour mieux voir .

Llorens fut tiré de ses pensées par le bruit infernal de la grille du café qui venait de s’ouvrir. Sébastien, le berger, avait déjà demandé à Jeppe Cases, de faire quelque chose afin de supprimer ces grincements qui, disait-il, faisait tourner le lait de ses chèvres. Le cafetier souriait sans répondre ; il fallait bien appeler les habitués.

Dans un ordre bien déterminé, les clients arrivaient. Abdon était venu, ne changeant rien à ses habitudes. Llorens, qui avait dû être caméléon lors d’une précédente vie, s’était fondu dans un coin de la grande salle, assis sur la banquette en simili cuir rouge, l’oreille aux aguets. Mais l’ambiance n’était plus la même. Ce lièvre blanc avait pourri la situation. Llorens comprit brusquement que si la vérité n’éclatait pas sur cette affaire, le village allait perdre sa joie de vivre, son humour, son âme. Le cœur serré, il sortit.

Le piton dominait le lit de la rivière. Découpé par les intempéries, il avait pris avec le temps, une forme bizarre qui faisait l’admiration des phallocrates de la région. Depuis peu, le bloc rocheux avait un locataire ; de là l’œil exercé de Llorens pouvait contrôler la berge de la rivière, lieu où Abdon avait perdu la trace du lièvre blanc. Un sourire éclaira, un bref instant, le visage bronzé du gamin qui se rappelait la réflexion de l’instituteur : « Ton lièvre des neiges, il nage la brasse ou le crawl ? »

Une somnolence sournoise commençait à gagner le guetteur ; heureusement il y avait cette abeille qui s’obstinait, de temps à autre, à venir faire le plein de pollen dans son oreille gauche. Au dessus un oiseau de proie planait, presque immobile, semblant se poser des questions sur l’occupation inhabituelle du rocher.

Le cours du temps semblait s’être arrêté ; sous l’effet du soleil, rêve et réalité se mêlaient étroitement. Un énorme dragon vert, ayant vaguement la tête de l’instituteur, ricanait tout en sortant des lapins blancs de sa poche ventrale ;assis sur un énorme oursin multicolore, Abdon Guardiole pleurait, ses yeux étaient rouges et ses oreilles longues et poilues ; son fusil ,devenu tout mou, coulait sur ses genoux. Ce fut le cri strident poussé par le busard qui alerta Llorens ; l’oiseau s’éloignait ; une présence , dans le vallon, en était sûrement la cause. Se soulevant sur les coudes, cou tendu, les yeux plissés, l’enfant aperçut le chasseur qui avançait en silence, fusil pointé vers l’avant. Abdon fit encore quelques pas, puis se transforma en statue. Devant lui, à une trentaine de mètresenviron, immobile, assis sur son derrière, les oreilles dressées, le lièvre fantôme.

Llorens pensa au western qu’il avait vu la veille. Le duel allait avoir lieu ; il crut même voir un sourire goguenard se dessiner sur les lèvres du lièvre.

Ensuite tout se passa très vite. Avant que le chasseur n’ait eu le temps d’épauler, d’un bond fantastique, le lièvre prit la direction de la rivière. Guardiole fonça, se déplaçant avec une vivacité dont Llorens ne l’aurait pas cru capable, mais ce fut pour se retrouver seul sur la berge. Le fantôme n’était plus là ; disparu, volatilisé.

L’homme assis sur une pierre, le dos courbé, était tellement traumatisé par l’événement qu’il n’exprima aucune surprise lorsque la main de Llorens se posa sur son épaule. Sa tête se souleva lentement, comme si ce geste nécessitait un énorme effort. Ils restèrent ainsi, de longues secondes, les yeux dans les yeux.

« Je l’ai vu. »laissa tomber le gamin, pour rompre cet interminable silence. Il savait pourtant que son témoignage d’adolescent ne pèserait pas lourd dans la balance, face au tribunal des intellos de Can Jeppe .De plus son amitié pour Abdon était connue de tous ; c’était un handicap. Sentant le désespoir de son ami, il se jeta à l’eau : « Je sais où il se cache. » Un grand vide se fit dans sa poitrine ; sa tête lui faisait brusquement mal et sa respiration devenait difficile. Il venait de condamner le fantôme. Allant jusqu’au bout de son amitié, il tira le chasseur par la manche, le faisant reculer d’une dizaine de pas. Le doigt tendu, il montra le lièvre blanc, allongé sur une branche d’arbre, au dessus de la rivière, pratiquement invisible. C’est là, que d’un bond, le lièvre se mettait à l’abri de ses éventuels poursuivants. La grosse branche, un peu creuse, faisait le reste. Abdon prit son fusil, le pointa vers le gibier. Le canon de son arme décrivait de petits cercles provoqués par le tremblement de la main du chasseur. Il respira profondément en appuyant sa joue sur la crosse et aperçut alors, tout près, le visage blême de Llorens ; deux grosses larmes coulaient le long de ses joues. C’était la première fois qu’il voyait le gamin pleurer. Guardiole laissa glisser son fusil jusqu’au sol.

« Pardon, dit-il d’une voix inaudible, maintenant c’est toi qui me donnes des leçons. Viens mon fils nous rentrons. »

Un nuage noir, à l’horizon, s’éloignait, poussé par le vent. Le soleil fit à nouveau son apparition.

FIN

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